« “Je vous ai demandé de venir dîner dans cette île parce que j’ai pensé que ce cadre vous plairait. Je n’ai du reste rien de spécial à vous dire. Mais j’ai peur qu’il ne fasse bien humide et que vous n’ayez froid. (…) Je vous permets, madame, de lutter encore un quart d’heure contre le froid, pour ne pas vous tourmenter, mais dans un quart d’heure, je vous ramènerai de force. Je ne veux pas vous faire prendre un rhume.” »  – Marcel Proust

Je vous ai proposé de visiter cette exposition parce que j’ai pensé que ce cadre vous plairait. L’été approchant, il me semblait qu’il fallait nous revoir, au moins une dernière fois, avant que la perspective de l’automne ne nous rattrape.

Depuis maintenant un an que je réfléchis à ce que c’est, d’inventer le risque. Plusieurs autres artistes et visiteurs sont passés par ici avant vous pour y réfléchir aussi. J’ai imaginé ces quatre-là dans une même exposition, non pas pour conclure le cycle en cours, mais pour continuer à investiguer cette grande idée. En faisant tenir ces propositions ensemble, j’ai cherché à mieux vous nourrir, mais aussi à vous déstabiliser un peu. Peut-être en résistance à une époque où on lisse les apparences pour ne pas déranger, où on tourne les coins ronds pour ne pas perdre de temps. J’espère que ces œuvres, les unes aux côtés des autres, dialogueront et dissoneront afin que vous entriez en relation avec elles, que vous vous abandonniez à vos sens, que vous vous jouiez des idées préconçues. Ne vous en faites pas trop : l’expérience est sans danger, mais pas sans conséquence.

Il faut toutefois bien regarder où vous mettez les pieds. Je vous explique : John a récolté quelques fleurs coupées, qu’il a placées dans des boîtes posées au sol. Elles sont destinées à faner, de toute façon. Être en leur présence, c’est prendre conscience de leur fatalité. Qu’elles vous invitent à l’émerveillement ou au recueillement, qu’elles vous imposent leur silence en s’épanouissant et en dépérissant à mesure que le temps passe. Cette tranquillité en action vous laisse la place pour reconsidérer le rôle de la lumière et imaginer ce qu’elle révélera, ou éteindra, comme par magie, dans un futur proche. Car c’est bien le temps qu’elle prend en otage. Mon temps à moi, votre temps à vous, mais aussi celui de l’univers, qui s’écoule au rythme des vivants et nous abandonne à nos deuils.

Mais vous aurez vite compris que le recueillement ne se fait jamais dans un silence complet. La vie bavarde et s’agite, continue à tourner, à virevolter, ignorante de ce qui vous habite, indifférente même. Pascale construit des roues qui la reflètent, elle le sait donc mieux que vous et moi. Leur mécanique hasardeuse marque la surface du sol sur lequel chacune d’elles se débat maladroitement mais sournoisement, tentant de vous aveugler par la lumière qu’elle fait jaillir de son œil insolent. Ensemble, les images qu’elles nous renvoient chahutent; elles rient de vous et moi en rapportant des anecdotes intimes ou compromettantes, elles s’enorgueillissent d’être si autonomes comme elles se tiennent devant vous. Quel charme, cette impudence !

Dans l’étourdissement général, Michelle saura vous rappeler que la vie laisse aussi des traces sur le corps. Discrètement, elle est venue parler de son besoin de repos par l’image même de sa peau. Il faut bien entendre que le repos est nécessaire, de temps à autre, pour celle qui anticipe, qui surpasse vos attentes, qui cherche à vous surprendre ou à vous questionner, à repousser les limites. Le corps réclame de la tendresse, qu’on lui laisse le temps de vieillir, qu’on le soigne. Sa peau comme un papier se flétrit au gré d’expériences qui imposent leur répit, pour que tout ça ne soit pas vain.

Ceux-là, créateurs, regardeurs et œuvres, discutent et réfléchissent ensemble, aspirent à être libres. Et sans arrêt l’un vient déranger l’autre, qui réclame temps et attention. À tous coups, un détail cloche et fait se détraquer l’ensemble, forçant ainsi le mécanisme à repartir à zéro, donnant naissance à un nouvel épisode. D’ailleurs, j’avais presque oublié de vous en parler : Lucie, qui était restée ici tout le mois dernier, a laissé quelques preuves de son passage. Ce n’est pas un hasard : il reste toujours des traces de ceux qui passent quelque part.

Mais j’ai peur que vous ne réalisiez pas que cette exposition est un territoire où il est permis, pour nous qui faisons et nous qui recevons, de nous commettre. Il porte les marques de nos échanges, les disputes, les blessures, les coupures. Il accueille des rencontres improbables, voire autodestructrices, et nos réconciliations aussi. C’est ce qui nous fait réfléchir, nous fait mieux nous connaître. Il fallait inventer ce risque.

Je n’ai du reste rien de spécial à vous dire, car je crois que les œuvres en ont déjà beaucoup dit. Je vous rappellerai ici dans quelques mois, quand vous aurez des temps libres, avec sans doute beaucoup de photographies à vous montrer.

Fanny Mesnard et Anne-Marie Proulx