Outre mesures est une mise en chantier photographique. Lucie Rocher y poursuit ce désir constant de vouloir faire éclater ses sujets et les matières par lesquelles ils se révèlent et s’assemblent.
Elle expose ici au regard des accidents d’impressions tout autant que des tirages travaillés. Et dans l’acte photographique lui-même, au coeur de ce chantier dé-mesuré, surgissent des tête-à-tête d’images fabriquées et fragmentées, d’oeuvres accidentées et bousculées. S’ouvre une conversation sourde, parfois bruyante, faite des multiples combinaisons entre ces éléments hétéroclites et minutieusement choisis. Dans ces murs, le photographique est un résident toujours temporaire. Il se déplace et s’échappe pour produire une expérience du sensible qui se construit à travers le temps et dans l’espace. Si les dialogues qui en émergent tendent outre mesures vers un état d’équilibre, cet état restera pourtant précaire et utopique.
Afin que la stabilité n’advienne pas, que l’accrochage reste fragile.
Les Outre mesures de Lucie Rocher proposent de dépasser le quantifiable et l’observable pour donner au réel deux poids, deux mesures. Si elles s’annoncent au pluriel, elles poursuivent pourtant, en solitaire, une traversée au-delà du reconnaissable. Outre est ainsi une invitation à aller plus loin, au-delà d’une mesure, d’une norme, d’une convention, d’une limite.
Afin de ne jamais enfermer l’image photographique sur ses quatre côtés.
Ventilateurs, projecteurs de diapositives, mobilier non-fonctionnel ou encore matières laissées à l’état brut sont mobilisés pour placer l’image en situation de déséquilibre. Bougeant et s’échappant de son cadre ou de sa structure d’accueil, elle déplace les normes usuelles d’accrochage et de présentation de la photographie. Chaque pièce devient alors ponctuation, livrant une variation temporaire d’elle-même.
Afin que l’angle adopté ne soit jamais entièrement droit, qu’oscille la ligne d’horizon.
Issues de situations – heureuses ou non – rencontrées dans l’atelier, l’artiste reprend le contrôle de ses images. Durant le processus d’apparition de ses sujets, elle n’abandonne pas ses formes au hasard et elle en détermine à nouveau le tracé, le devenir, en faisant le choix de tout (nous) montrer, sans hiérarchie ni distance entre les éléments qui composent et révèlent les différentes étapes de son processus.
Afin de donner voix autant à ce qui a fonctionné, qu’à ce qui a peut-être échoué.
Les matériaux bruts, photographies, outils de fabrication, boîte à archives deviennent les narrateurs d’une histoire en cours dont la trame commune confirme cette attention que l’artiste leur a portée. Né dans l’atelier, le sens des anecdotes vécues et des artefacts obtenus forment les facettes d’un chantier toujours éphémère.
Afin de faire le pari constant qu’un jour un équilibre sera trouvé.
L’interrogation de la matérialité de l’image y est permanente et portée par l’écho entre les œuvres, conçu comme des allers-retours entre les diverses époques du médium photographique. Une photographie de couleur sépia prise pendant le montage de l’exposition; des photogrammes d’un disque dur dysfonctionnel; des apparitions de pixels colorés provenant d’un fichier inconnu; des diapositives retraçant sur plusieurs années des accrochages en atelier; des objets de vision empruntés à la chambre noire s’assemblant entre eux pour former une constellation : ils sont autant d’indices qui font de la plasticité du photographique une donnée où le temps ne peut jamais se figer entièrement. Bien au contraire, il est pris lui aussi comme un matériau qui nous entraîne dans un unique mouvement répété, continu et global.
Afin que chaque pièce soit un point de départ possible.
Au spectateur sont laissées l’articulation, la cohérence, la perspective de l’ensemble. Il sera désormais le vecteur de nouveaux repères : à lui de s’emparer de leur présence persistante et résistante, à lui de s’imprégner des résonances, de ces conversations passagères rendues paradoxalement audibles par la photographie.
Afin que ce qui résiste à la vue évidente, ce qui apparaît dans le faisceau de ces “erreurs heureuses” puisse annoncer une réalité autrement mesurable.