Comment se situer dans un lieu qui se substitue à d’autres ?

Où prendre place lorsque l’on est plongé·e dans une constellation d’images et d’objets qui témoignent de trajectoires menées dans, autour et sur différents espaces habités autant de manière ponctuelle que dans la durée ?

En fonction de quelles échelles spatiales et temporelles mesurer les transformations qui s’opèrent dans notre environnement immédiat ? Comment saisir l’impact de nos actions individuelles et collectives sur nos milieux de vie ?

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Dans l’exposition individuelle En places et lieux, Lucie Rocher croise des chantiers de diverses natures : architecturaux, urbanistiques, sociaux, économiques, culturels et artistiques. L’artiste attire notre attention non pas sur les résultats de ces transformations qui, comme ses œuvres l’évoquent, ne sont jamais définitifs, mais sur les processus qui leur donnent forme. Le chantier, leitmotiv du travail de Rocher, s’offre comme un temps d’arrêt. Point de comparaison qui rend possible le contraste entre l’avant et l’après, il permet de regarder « de part et d’autre », pour reprendre le titre de sa précédente exposition au Centre CLARK de Montréal, dont on trouve des traces dans la salle d’exposition de DRAC.

Espace de travail et thème de recherche pour Rocher, l’atelier est cette fois le lieu où se rencontrent le parcours de l’artiste et certains récits collectifs du quartier au sein duquel il évolue; récits qui sont marqués par des luttes et des résistances. L’artiste a installé son studio il y a plus de dix ans sur le Plateau-Mont-Royal, dans le Mile End, au 5445, avenue De Gaspé : un bâtiment qui héberge, avec son voisin du 5455, un pôle de création et de diffusion en arts visuels et médiatiques. Le cheminement professionnel de Rocher est d’une certaine manière évoqué dans la salle d’exposition, par des plateformes en bois attestant des dimensions croissantes des ateliers qu’elle a aménagés, au fil des années, à divers endroits dans l’immeuble. Dans la foulée, l’artiste s’est penchée sur les complexes mutations architecturales et socioéconomiques qu’a connues cet édifice, qui accueillait à l’origine des usines de textile et de vêtements, et qui est aujourd’hui le lieu de travail d’artistes et de professionnel·les des industries créatives.

Les changements que connaissent le quartier et ses édifices, et par le fait même la population qui y travaille et y vit, trouvent écho dans les transformations des espaces extérieurs, autant leurs usages que leurs significations. Alors que les activités industrielles diminuent dans le secteur, le terrain au nord du pôle De Gaspé est laissé en friche depuis la fin des années 1980 par le Canadien Pacifique, qui y avait une gare de triage. Désormais connu comme le Champ des possibles, ce lot a fait l’objet d’une importante mobilisation : la Ville de Montréal en a fait l’acquisition, puis en a confié la gestion à un comité de citoyen·nes qui souhaitait le conserver dans son état « sauvage ». À CLARK, Rocher a minutieusement présenté des fragments photographiques du paysage du Champ des possibles, imprimés sur des poutres suspendues. À DRAC, l’artiste efface ce même paysage, le laisse s’affaisser et en quelque sorte disparaître, comme si s’amorçait un phénomène d’entropie.

Déconstruisant des dynamiques urbaines dont elle a pu observer quotidiennement les effets, l’artiste ouvre un espace-temps critique. Rocher souhaite-t-elle éviter que cette histoire récente tombe dans l’oubli ? Soutient-elle que ce développement pourrait être de nature cyclique et que, comme tout cycle, il serait caractérisé par des pertes qui laissent place à des renouveaux ? En réinterprétant le travail présenté à CLARK, l’artiste insiste sur le caractère éphémère, voire sur la précarité du moment présent.

De CLARK à DRAC, l’exposition De part et d’autre est, pour le regard averti, discernable. Certaines pièces font l’objet de nouvelles incarnations, tandis que d’autres sont documentées sous diverses formes. La mise en abyme se découvre derrière un rideau aux allures industrielles, semblable à ceux que l’on trouvait sur De Gaspé, qui dissimule cette fois une vue de l’exposition montréalaise. Ailleurs, des plaques formant une sculpture murale se donnent à (re)voir. Au passage, la portée de ces éléments mute. Entre Montréal et Drummondville, En places et lieux reporte des questions sur le sens que l’on donne au mouvement, notamment sur la place que l’on accorde aux artistes dans le développement des villes ou, plus largement, dans l’expérience de la localité comme de la quotidienneté.

Rocher reconduit ces réflexions dans les recherches photographiques réalisées dans des ateliers temporaires, lors de résidences durant lesquelles elle ne cesse de redécouvrir ces lieux. À Tokyo (2018), elle s’intéresse au chantier en cours à l’intérieur du bâtiment où elle séjourne, à travers le filtre d’un rideau jaune. Au Banff Centre (2023), en Alberta, l’artiste photographie son studio à travers deux miroirs qu’elle déplace de manière à déjouer les points de vue à la fois sur son sujet et sur son travail en cours. Dans la chambre noire, l’artiste explore ensuite avec des techniques photographiques, dont la solarisation, que l’on associe à Man Ray, qui a pour effet d’inverser les noirs et les blancs de ses images; ou encore, dans un effet de boucle, elle imprime sur du papier photosensible des images diffusées sur un écran, qu’elle numérise ensuite (et ainsi de suite), épuisant les images qu’elle réalise.

Les recherches de Lucie Rocher pourraient faire croire à des disparitions annoncées; celle des artistes dans les centres urbains, ou encore celle de l’image photographique. Comme l’artiste l’illustre en réinvestissant ses corpus, l’histoire s’écrit de la même manière que l’art et l’architecture se pratiquent : non pas en s’épuisant ou en s’effaçant, mais en fonctionnant par effets de réflexions et de résonances. Les 36 images au mur, dont la matérialité rappelle consciemment celles du daguerréotype, ce procédé photographique courant au milieu du 19e siècle, ne suggèrent-elles pas une forme de permanence ou du moins, de persistance ? En investissant à sa manière l’« ici et maintenant », Lucie Rocher nous incite à saisir les ruptures et les continuités qui surviennent autour de nous, pour ainsi avoir un point de vue éclairé sur les lieux et l’époque que nous habitons.

Laurent Vernet

Auteur et directeur de la galerie de l’Université de Montréal.